Les implications de l’affaire Perruche

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Le prix Nobel James Watson [1] a écrit : « les sciences biotechnologiques nous attribuent des pouvoirs aujourd’hui que l’on considérait autrefois comme divins ».

Ces propos qui peuvent paraître exagérés semblent pourtant parfaitement fondés lorsque l’on se réfère à l’actualité récente, site. En effet, l’annonce par la secte raëlienne de la naissance du premier bébé cloné a fait la une des journaux. La polémique autour de la question du clonage humain reproductif a alors repris de plus belle, entraînant des débats passionnés qui ont réuni autant les politiques, les scientifiques, les médecins que les philosophes, en soulevant le délicat problème de la place de l’éthique dans la pratique médicale et la recherche scientifique.

La question des limites de la frontière éthique est de plus en plus souvent posée ces dernières années avec les progrès enregistrés par la science médicale, notamment dans le domaine des biotechnologies. Pour pouvoir mesurer la gravité du franchissement de la barrière éthique dans l’activité médicale, il convient tout d’abord d’expliquer ce que l’on entend par la notion d’ « éthique ».

L’éthique signifie dans la Grèce antique une sagesse de l’action, elle régule les actes et donne des repères pour les choix à opérer parmi les moyens qui sont à la disposition du médecin. Hippocrate (400 ans avant J.C.) définit la bioéthique comme le respect des patients, énonçant le principe de la manière suivante : primum non nocere.

La notion d’éthique est inhérente à la pratique médicale : elle permet d’orienter savoir et savoir-faire en direction d’un but, d’une finalité, d’un bien. Il y a en réalité différents principes qui guident l’action médicale. Il y a d’une part les biens de l’individu, comme sa santé, son bonheur,…et d’autre part les biens de la collectivité et des générations futures. Parmi les grands principes qui régissent l’activité médicale (comme la bienfaisance, le respect des choix de la personne, la justice, le respect de la vie humaine et de la dignité humaine, etc.), un certain nombre d’entre eux entrent en conflit les uns avec les autres : le principe de bienfaisance avec celui du respect de la vie lors de pratiques comme l’euthanasie ou l’interruption médicale de grossesse, ou encore le principe de justice confronté à celui du progrès de la science avec les expérimentations sur les malades mentaux, sur l’embryon ou à l’occasion d’essais vaccinaux en Afrique. Dans le modèle français traditionnel, la priorité du principe de bienfaisance est la règle.

La finalité de la médecine est la guérison face à la souffrance, à la vulnérabilité et à la dépendance. Le médecin soutient et protège le malade et prend les décisions seul. Le paternalisme est alors la règle, le médecin se passe du consentement du patient pour ne pas l’accabler. Cependant, une évolution apparaît, et de plus en plus, ce consentement est nécessaire. Le modèle anglo-américain se singularise par l’importance accordée au respect de l’autonomie du patient : le patient est informé et son consentement est exigé. Le malade et le médecin sont des égaux dans une relation contractuelle de prestations de services - la médecine est alors appréhendée comme un bien quelconque où le prix est fixé en fonction de l’offre et de la demande.

Une évolution à l’anglo-saxonne

L’évolution de la médecine a entraîné, de fait, de nouvelles attentes des patients à l’égard des médecins et l’attitude française est de plus en plus calquée sur le modèle anglo-saxon, même si certaines différences subsistent, comme le fait que le patient français ne soit pas propriétaire de son corps ou encore que ce qui autorise l’intervention sur le corps du malade est d’abord la loi. On assiste cependant à une augmentation de l’utilitarisme et du consumérisme : les malades et les patients considèrent de plus en plus la médecine et la santé comme un bien de consommation comme les autres, pour lequel ils payent le prix et attendent en retour un résultat. Ce glissement progressif vers une exigence de résultat soulève des questions et pose certains problèmes que nous évoquerons plus loin dans notre travail.

Michel Hasselmann [2] rappelle que l’éthique n’est pas un ensemble de règles institutionnelles (comme le droit) ni une science ou une technique, elle est bien plutôt un savoir, un travail de la raison humaine pour penser les valeurs. Depuis toujours, la médecine est essentiellement, dans son essence même, une démarche éthique : son action porte sur autrui, et sa finalité est de redonner la santé et le bien-être. Le problème actuel avec les progrès immenses de la science dans la bioéthique est que l’homme peut agir sur son humanité physique, psychique et psychologique et peut transformer le monde de sa descendance. Cela entraîne un conflit de valeurs contradictoires.

Vouloir définir l’évolution du sens du terme éthique à travers l’histoire serait fastidieux, notamment en raison du trop grand nombre de théoriciens et philosophes qui se sont penchés sur la question. Cependant, il peut être utile de se remémorer la réflexion actuelle en matière d’éthique afin de mieux comprendre les enjeux du sujet qui nous intéresse. Ainsi, Hans Jonas considère que l’homme doit agir de telle sorte que « l’humanité soit, que les effets de son action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre aussi longtemps que possible ». Il y a une responsabilité au sens d’une mission à l’égard du plus fragile et du plus menacé dans le futur.

L’éthique : une notion ancienne plus que jamais d’actualité

D’autres, comme John Williams [3] accordent une place fondamentale au contexte dans lequel l’homme évolue. L’individu (et donc le médecin) reçoit de la société dans laquelle il vit les questions et les réponses éthiques. Cependant, seule une référence à l’universel permet de mettre à jour des rapports de pouvoir sous-jacents à des pratiques. On trouve enfin la doctrine utilitariste. La doctrine utilitariste du XIXe siècle, incarnée notamment par John Bentham et John-Stuart Mill, considère qu’une action est moralement bonne si elle conduit au plus grand bonheur le plus grand nombre de personnes. Est moral ce qui est utile. Cette affirmation peut paraître choquante, c’est pourtant ce principe qui guide un certain nombre de politiques de santé publique menées actuellement. Cette approche a des points positifs évidents que sont principalement son pragmatisme et sa rationalité. Ses points négatifs sont cependant au moins tout aussi évidents : cela suppose en effet d’évaluer la notion de qualité de vie (et donc de discuter de l’opportunité de conserver celles qui ne sont pas utiles), cela suppose également que ce qui est utile à un individu l’est pour tout autre et pour la société, et surtout, cela implique la réduction des actes humains à un calcul coût-avantages/inconvénients. Il est clair qu’aujourd’hui l’utilitarisme est à prendre en compte et occupe une place importante dans la réflexion qui préside aux politiques de santé : il y a une nécessaire maîtrise des dépenses de santé publique. Cependant, il faudrait pouvoir éviter que les patients ou malades menacés dans leur vie n’entrent dans un marché où la santé serait un produit comme les autres, qu’ils seraient libres d’acheter ou non. En outre, l’évaluation des coûts expose à l’injustice : à partir de quand décider qu’un traitement ne vaut pas la peine d’être poursuivi ? Cela suppose en effet l’attribution d’un prix à la vie humaine. Il y a donc une antinomie profonde entre l’utilitarisme et l’idéal de justice, le premier semblant être véritablement incompatible avec les droits de l’homme.

Il convient de réaliser que les liens entre l’éthique et le droit sont extrêmement étroits et interactifs.

Ainsi, c’est après la Seconde Guerre Mondiale et la découverte des expériences réalisées par les médecins nazis dans les camps d’extermination ou par des biologistes japonais dans les camps de prisonniers qu’une conscience critique s’éveille : la science n’est alors plus nécessairement liée à l’idée de progrès. L’idée de soumettre l’activité médicale et plus généralement scientifique à un contrôle extérieur apparaît comme une nécessité. Le droit de la bioéthique naît ainsi avec le jugement du Tribunal de Nuremberg des 19 et 20 août 1947. Il faut cependant attendre les années 1960 pour que des organismes de régulation soient mis en place (comme les premiers comités éthiques aux Etats-Unis) [4], et quarante ans pour que la première loi bioéthique soit adoptée en France [5] .

Les lois de bioéthique

C’est en 1994 qu’est élaboré en France un corpus de règles juridiques avec les lois dites « bioéthiques » du 1er et 29 juillet 1994 [6]. Cette irruption du droit dans le champ de la bioéthique est une véritable rupture par rapport à la situation antérieure : ces règles mises en place par le législateur s’imposent au monde médical dans son ensemble. En outre, la source du législateur n’est pas l’éthique médicale mais bien plus la philosophie des droits de l’homme, dont les grands principes ont été consacrés par le droit international et constitutionnel des pays démocratiques, après la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, des principes comme la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, principe essentiel du droit bioéthique, figurent dans le Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies en 1948 et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques signé en 1966. Ce principe de dignité de la personne humaine, qui figure également dans notre Code civil, est d’ailleurs l’un des enjeux essentiels de l’arrêt « Perruche », rendu par la Cour de cassation en assemblée pleinière le 17 novembre 2000. Au delà de cet aspect, l’arrêt en cause est un exemple tout à fait frappant de la combinaison ou confrontation de questions éthiques, de droit et de pratiques médicales et des conflits d’intérêts auxquels peuvent avoir à faire face les médecins et les juristes.

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